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Le mammouth méridional et Saint-Prest

Saint-Prest : une découverte controversée au XIXe siècle

En 1848, Louis de Boisvillette communique à la Société géologique de France la découverte d’ossements animaux dans la carrière de Saint-Prest exploitée pour l’extraction de ballast (remblai de graviers tassés sur les voies ferrées pour maintenir les traverses).

Cette faune remarquable est alors étudiée par d’éminents paléontologues menant à l’identification, au-delà du mammouth, d’une dizaine d’espèces animales. Leur âge, dit Pliocène (entre 5 et 2,6 millions d’années avant notre ère, période considérée alors comme antérieure à l’apparition de l’Homme) à l’époque, est discuté mais l’essentiel de la controverse survient en 1863 lors d’une séance à l’Académie des Sciences. À cette occasion, Jules Desnoyers décrit les « traces nombreuses et incontestables : incisions, stries, coupures » sur les ossements. Les attribuant à des activités humaines, il confère ainsi à l’Homme une grande ancienneté, tout de suite contredite par Eugène Robert qui considère ces traces comme récentes et/ou naturelles. Les échanges se poursuivent affirmant des positions qui semblent inconciliables.

Quelques années plus tard, l’annonce par l’abbé Bourgeois de la découverte de silex taillés à Saint-Prest n’appelle pas de réponse, la question est dépassée - « l’antiquité » de l’Homme étant admise grâce à d’autres découvertes - mais le doute d’une présence humaine dans le site de Saint-Prest persiste.

La dispersion des collections de Saint-Prest

Conforme aux pratiques du XIXe siècle, le site de Saint-Prest n’a pas fait l’objet de véritables fouilles archéologiques mais d’une simple collecte. Il est ainsi probable que des ossements de petites dimensions ou fragmentaires n’aient pas été ramassés.

Cependant les fossiles sont nombreux et Jules Desnoyers précise, en 1863, que les ossements et dents de mammouth correspondent à au moins vingt individus. Il indique également leurs lieux de conservation : à Chartres, à l’École des Mines de Paris - dons de Louis de Boisvillette, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées - et au château de Dampierre-en-Yvelines où le Duc Albert de Luynes a constitué le plus beau fonds de 1849 à 1855 pour son Musée d’Histoire naturelle.

Pour reprendre l’étude de ce matériel, les chercheurs du Muséum national d’Histoire naturelle ont dû localiser et authentifier les quelques 800 pièces trouvées au Musée des Beaux-Arts de Chartres, au Muséum national d’Histoire naturelle - don de l’École des Mines en 1972 - et au château de Dampierre-en-Yvelines (78). Des fossiles et des moulages ont également été retrouvés dans les Muséums de Toulouse (31), de Blois (41), d’Orléans (45) ainsi qu’à l’université de Lyon (69). Et l’enquête se poursuit encore !

Saint-Prest : la formation du site

Il y a près d’un million d’années, dans un paysage plus méditerranéen qu’aujourd’hui, un grand fleuve serpente entre zones boisées et végétation rase, au bord de falaises calcaires altérées par des effondrements.

De nombreux animaux se partagent les différents biotopes (espace biologique cohérent présentant des conditions de vie homogène). Les herbivores profitent des forêts et des prairies et les carnivores sont à l’affût, surtout près de la rivière. L’eau est abondante, drainée par le fleuve et les résurgences du réseau souterrain. Elle façonne des cavités dans le massif calcaire. C’est dans l’une d’elles que se sont accumulés les ossements des grands mammifères de Saint-Prest et les dépôts sédimentaires permettant leur fossilisation (ensemble des processus de transformation de restes organiques en éléments minéraux, en empreintes ou en moulages). Avant leur enfouissement, les animaux ont pu être charognés par l’hyène archaïque géante ou les groupes humains de passage.

De ce fait, cet ensemble faunique s’avère très représentatif des milieux qui existaient près de l’Eure, il y a 800 000 ans à 1 million d’années.

De l’animal au minéral : la fossilisation des os.

Comment la conservation d’ossements vieux d’un million d’années est-elle possible ? Grâce à la fossilisation, c’est-à-dire leur transformation en roche.

La fossilisation est un processus complexe qui implique d’abord un enfouissement rapide de la dépouille de l'animal.Les parties molles se décomposent et ne restent alors que les parties dures (squelette ou coquille).Plusieurs cas de figures peuvent se présenter :

  • les minéraux, concentrés dans les eaux souterraines ou les sédiments, se cristallisent à l'intérieur des os et les transforment en roches en conservant leurs formes ;
  • les os sont complètement dissous et la forme reste imprimée dans la roche. Les minéraux comblent l'espace laissé par les os disparus, formant ainsi un moulage.

 

À Saint-Prest, les troupeaux qui venaient se désaltérer ont pu être piégés par une rapide montée des eaux. Les ossements, accumulés dans un méandre où le courant est plus faible, se sont intégrés au sédiment puis ont été minéralisés. Par la suite, ils ont subi des phénomènes, liés à la circulation de l’eau (coloration minérale…) ou à la pression des dépôts (fracture...). Ainsi, certains os portent plusieurs rubans ferrugineux correspondant aux différentes étapes de l’enfouissement. C’est le cas des ossements d’hippopotames qui présentent également des traces dites de charriage, preuve qu’ils ont été légèrement transportés avec les alluvions du fleuve.


Plongée en vallée de l'Eure, il y a 1 million d'années

Un paysage forestier sous un climat tempéré

Pour reconstituer les paléo-environnements autour du site de Saint-Prest entre un million d’années et 800 000 ans, nous ne disposons que des fossiles qui y ont été collectés dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Dans les pratiques archéologiques actuelles, des prélèvements de sédiment sont effectués pour étudier les pollens qui peuvent être conservés et renseigner directement sur l’ampleur du couvert forestier et les espèces végétales présentes. Les petits mammifères, qui constituent de bons indicateurs des changements climatiques, sont également étudiés. Or, à Saint-Prest, la séquence stratigraphique n’est plus accessible et les fossiles de très petites dimensions n’ont pas été ramassés.

Cependant, la grande faune indique la présence de forêts dans lesquelles devaient évoluer les nombreux cervidés mis au jour à Saint-Prest ainsi que des espaces découverts dont profitaient les chevaux. La présence des hippopotames et du castor de grande taille témoignent aussi de la présence d'accès à des points d’eau.

Le mammouth méridional, mis au jour à Durfort dans le sud de la France et présenté aujourd’hui dans la galerie de paléontologie du Muséum national d’Histoire naturelle, semble avoir vécu dans le même type d’environnement, forestier et tempéré, mais avec un cachet plus méditerranéen.

En bordure de rivière

Parmi les ossements découverts à Saint-Prest, ceux d’hippopotame et de castor indiquent un contexte fluvial.

L’hippopotame fréquente des cours d’eau relativement profonds, qui ne sont pas complètement gelés en hiver. Celui de Saint-Prest, connu par quarante fossiles (dents, os, phalanges, métacarpiens) d’adultes et de jeunes, est un animal de forte taille. Attribué à Hippopotamus major, il correspondrait plutôt, sur la base du diamètre de ses canines, à Hippopotamus antiquus décrit dans de nombreux sites contemporains comme à Untermassfeld en Allemagne.

Un crâne de castor de grande taille a été attribué à un nouveau type par Auguste Laugel en 1862. En hommage à Louis de Boisvillette, il l’a appelé Conodontes Boisvilletti. Il est connu maintenant comme Trogontherium cuvieri boisvilletti dans de nombreux sites de bord de fleuves au Pléistocène* inférieur et au début du Pléistocène moyen, en particulier en Europe centrale et orientale. Le Pléistocène est l'étage géologique marqué par une alternance de périodes glaciaires et interglaciaires. Le Pléistocène inférieur est daté entre -2,6 millions d’années et - 780 000 ans, le Pléistocène moyen entre - 780 000 ans et - 130 000 ans et le Pléistocène entre - 130 000 ans et – 12 000 ans, laissant la place à l’Holocène, ère géologique dans laquelle nous vivons toujours.

Dans la vallée, les herbivores…

Dans la vallée, les herbivores consommateurs de graminées sont abondants. Le cheval, différent des chevaux actuels, dits caballins, est identifié sur la base des plissements de l’émail de ses dents. Il s’agit d’une petite forme, proche de celle connue à Sainzelles (Haute-Loire), attribuée à Equus stenonis, typique du Pléistocène inférieur (de – 2,6 millions d’années à – 780 000 ans). Dans les collections de Saint-Prest, ces petits chevaux ne sont pas très abondants (21 restes dont 7 dents, des os longs et des phalanges).

Le rhinocéros, à peine plus abondant avec 36 restes dont 25 dents, a été attribué à Dicerorhinus etruscus brachycephalus, c’est-à-dire à une forme évoluée de rhinocéros étrusque. Il est connu dans tous les sites de cette période, souvent associé au mammouth méridional. Il consomme plutôt des herbacées dans des espaces semi-ouverts.

Le bison de Schoetensack est un animal de taille modeste assez élancé par rapport au Bison priscus plus récent. Il est bien représenté à Saint-Prest avec 48 restes dont 27 dents et plusieurs fragments de crâne et de chevilles osseuses (partie squelettique qui supporte la corne). Bien qu’appréciant les herbacées, il apparaît comme un mangeur mixte se nourrissant également de feuilles et est souvent rapporté à des environnements plutôt forestiers. Des éléments d’aurochs ont également été décrits dans l’assemblage en particulier une dent.

Les cervidés

Les cervidés, animaux fréquentant les forêts, sont nombreux au Pléistocène inférieur (de -2,6 millions d’années à – 780 000 ans). Ils sont abondants dans le site de Saint-Prest.

Cervus Pseudodama vallonnetensis est un cervidé plus petit que les daims actuels, avec des bois simples, un andouiller basilaire et une fourche. Connu dans le site du Vallonnet (Alpes-Maritimes) et à Untermassfeld (Allemagne), il est assez rare et représenté à Saint-Prest par une hémi-mandibule complète, un bois - qui a eu plusieurs attributions au cours des études précédentes - et des éléments d’os du squelette fragmentaires.

À l’inverse, le cerf mégacéros et Cervalces carnutorum sont de grands cervidés. Le second, décrit comme un élan au début du XXe siècle, est depuis considéré comme un intermédiaire entre une forme ancienne, Cervalces gallicus, et plus récente du Pléistocène moyen (de – 780 000 ans à – 130 000 ans), Cervalces latifrons. En tout, plus de 35 restes lui sont attribués.

Praemegaceros verticornis est également un grand cervidé, avec des bois digités ou plus rarement palmés, typique du Pléistocène inférieur. Ces restes sont abondants dans les collections de Saint-Prest (124 au total dont 8 mandibules et 83 fragments de bois).

Fossiles de cervidés découverts à Saint-Prest

Et quelques carnivores

Des restes d'hyène dite « géante » (Pachycrocuta brevirostris) ont été identifié. De la taille d’un lion actuel, cette espèce est largement répandue et commune aux cohortes de grands prédateurs au Pléistocène inférieur (de - 2,6 millions d’années à – 780 000 ans). Elle est fréquemment associée aux félins à dents de sabre (Homotherium, Megantereon), au jaguar européen, au guépard, ainsi qu’aux grands canidés (lycaon, loup archaïque). Elle arrive en Europe il y a environ 2 millions d’années et perdure jusque vers - 800 000 - 600 000 ans. En effet, au cours de cette période, plusieurs grands prédateurs disparaissent, supplantés par de nouveaux arrivants comme l’hyène tachetée fossile ou le lion des cavernes. L'hène géante est identifiée en France dans plusieurs gisements datés autour d’un million d’années, comme Sainzelles (43), le Vallonnet (06) ou Bois-de-Riquet (34). Comme son nom l’indique, elle possède un crâne court et large avec une denture très puissante lui permettant de briser les os. Cette hyène est un redoutable charognard et sa consommation intense des carcasses laisse une signature caractéristique sur les restes osseux de ses proies.

L'ours de stature moyenne (Ursus etruscus) est largement répandu, aussi bien géographiquement que chronologiquement. Il apparait vers - 3 millions d’années et disparait vers - 1,2 million d’années. Son aire de répartition, bien que vaste, est principalement méridionale. Ursus etruscus est identifié dans de nombreux sites de la fin du Villafranchien(période, définie à partir des niveaux continentaux fossilifères découverts à Villafranca d'Asti en Italie, couvrant la fin du Tertiaire (Pliocène final) et le début du Quaternaire (Pléistocène initial), soit entre - 5,2 millions d’années et - 900 000 ans) en Europe, dans le Caucase et au Proche-Orient. Cette espèce serait à l’origine de deux lignées d’ursidés qui lui succèdent vers un million d’années : celle des ours des cavernes (au sens large) et celle de l’ours brun. La présence d’Ursus etruscus confère à l’association faunique de Saint-Prest un cachet plutôt ancien puisque cette espèce disparait avec la mise en place progressive des formes caractéristiques du Pléistocène moyen (de – 780 000 ans à – 130 000 ans) comme l’ours de Deninger (Ursus deningeri), dont les premiers représentants sont identifiés au Vallonnet (06), vers - 1 à 1,2 million d’années.

Le mammouth de Saint-Prest

Différents mammouths se succèdent au cours du temps en Europe. Le mammouth méridional apparaît autour de 2 millions d’années. En étudiant les fossiles découverts à Saint-Prest, notamment les dents, Michel Beden et Yves Coppens ont identifié une forme évoluée qu’ils ont nommée Mammuthus meridionalis deperiti. Ses dents portent un nombre de lames un peu plus élevé que le type de référence, le mammouth méridional du Val d’Arno (Italie), l’épaisseur de l’émail est plus fine et l’hypsodontie (dent à croissance continue dont la couronne est particulièrement haute) plus prononcée sans atteindre le degré évolutif de Mammuthus trogontherii qui le remplacera autour de - 600 000 ans.

À Saint-Prest, plus de la moitié des 800 fossiles récoltés appartiennent au Mammuthus meridionalis depereti. Les dents et les mandibules sont bien représentées mais également les os longs entiers, des os courts complets, des éléments de côtes et de vertèbres. Ils appartiennent à des individus d’âges variés : très jeunes avec des dents de lait (déciduales), jeunes adultes ou mammouths plus âgés portant les dernières molaires plus ou moins usées. L'hypothèse d'un piégeage naturel de plusieurs individus semble se confirmer. En effet, la proximité anatomique de certains ossements retrouvés témoignent de la décomposition de morceaux de carcasse sur place.

Le mammouth de Durfort

Découvert en 1869 à Durfort dans le Gard lors de travaux de voiries, le squelette fossile du mammouth de Durfort a été acquis par le Muséum national d’Histoire naturelle en 1872 et trône dans la Galerie de Paléontologie depuis son ouverture en 1898.

Son état de conservation est exceptionnel du fait, sans doute, de son enfouissement rapide dans des sédiments marécageux. Attribué à Mammuthus meridionalis, il compte parmi les squelettes les plus complets de cette espèce. La datation de ce spécimen est encore controversée : entre 1,5 et 1 million d’années, ce qui le rapproche de celle du mammouth méridional de Saint-Prest.

Le mammouth de Durfort était un mâle âgé d’une trentaine d’années, mesurant près de 4 mètres au garrot et 6 mètres de long. Vivant dans un environnement forestier sous un climat doux, il se nourrissait de feuilles de chênes et de hêtres et côtoyait bisons, cerfs, rhinocéros, chevaux… comme en attestent les vestiges découverts à proximité.

Plus ancien que Saint-Prest : le site de Chilhac il y a 2 millions d’années

Comme Saint-Prest, le site de Chilhac par sa datation et la richesse de ces fossiles est un site de référence.

Le gisement de Chilhac, situé dans la haute vallée de l’Allier, a été fouillé sur deux secteurs différents. Le premier est scellé par une coulée basaltique de plus de 2 millions d’années. Le second est bien situé stratigraphiquement au-dessous de dépôts du même âge. Il a livré de très nombreux restes de faune villafranchienne (entre -5,2 millions d'années et - 900 000 ans) dont le mastodonte d'Auvergne (un des premiers) et le mammouth méridional (un des derniers). Ce dernier est donc nettement plus ancien que celui découvert à Saint-Prest datant d’un million d’années.

Trois espèces d’oiseaux ont également été déterminées ainsi que de nombreux autres herbivores : cheval (Equus stenonis), rhinocéros, cervidés, bovidés, antilope, et des carnivores tel que l’ours (Ursus etruscus), le félin à petites dents de sabre et l’hyène.

Défense, fémur gauche et humérus gauche découverts sur la commune de Chilhac. Collection du Musée de Paléontologie "Christian Guth", Chilhac


Des indices de présence humaine

Des traces sur les os et des bois de cervidés fragmentés

La taphonomie étudie la formation des gisements fossiles et tous les processus qui interviennent entre la mort des animaux et la fossilisation d'un organisme. Ainsi, les traces observées sur les os découverts dans un site préhistorique attestent de leur histoire. Elles sont étudiées en détail pour faire la distinction entre trois processus.

  • Le charriage, action naturelle, correspondant à un déplacement des sédiments, et de ce qu’ils contiennent, sous l'effet du vent ou de l'eau, ce qui polit la surface des os et laisse des stries fines et superficielles.
  • Le rognage, action animale, identifiée par les traces de dents de carnivores sur les os.
  • Les actions anthropiques ou humaines comme le dépeçage qui laisse parfois des incisions ou des traces de découpe sur les os. Certains os sont également fracturés pour l’extraction de la moelle ou la récupération de bois sur les crânes de cervidés.

Ces processus ne se différencient pas facilement et leur interprétation fait l’objet de nombreuses discussions entre les scientifiques.

À Saint-Prest, le réexamen récent de tous les ossements a mis en évidence quelques traces pouvant correspondre à des stries de découpe sur des os de bison, de cheval, d’hippopotame ainsi que sur la mandibule de Cervus Pseudodama vallonnetensis. Sur un bois de massacre (toujours attenant au crâne) de Praemegaceros verticornis des incisions profondes ont été observées sur les pivots. L’ensemble de ces stigmates suggère la présence de groupes humains contemporains de la faune, soit autour d’un million d’années.

Dérestauration du bois de cervidé SPR66

À l’époque de la découverte des fossiles à Saint-Prest, les préparateurs des collections avaient pour objectif de restaurer les pièces. Le spécimen SPR 66, un bois de cervidé encore attaché au crâne, a ainsi été recollé et consolidé à plusieurs reprises.
Afin de réexaminer cette pièce, il a été nécessaire de procéder à son démontage (Opération réalisée par Jérémy Kazan, direction des collections-MNHN). Il a permis de mieux observer les incisions circulaires sur le pédicule droit du crâne (Fig. 1) et les stigmates d’un éventuel détachement intentionnel des bois par l’Homme (languette d’arrachement à la base du merrain). Ces traces avaient été signalées dans la littérature mais leur interprétation restait discutée.
Le processus de dérestauration a mis en évidence les traitements subis par le spécimen. Dans la partie spongieuse (interne) de l’os, des tiges en métal colmatées dans un mastic consolidant ont été découvertes. Les composants de ce mastic ont été analysés (Analyses par spectroscopie infrarouge et spectroscopie Raman effectuées par Sophie Cersoy, CRCC-MNHN, en mai 2019) mettant en évidence la présence de cire d’abeille et d’un sulfate de calcium (probablement du gypse), mélange très courant dans les pratiques de restauration depuis le XIXe siècle, notamment dans la statuaire.
Les observations réalisées, une fois les différents morceaux du spécimen séparés, n’ont pas confirmé une fracturation intentionnelle. La séparation s’est faite au niveau du cercle de pierrure, c’est-à-dire à l’interface bois/os du crâne, ce qui semble naturel et aucune trace de geste technique (sciage, percussion…) n’a été relevée. Il ne paraît pas cohérent non plus que les incisions circulaires sur le pédicule droit aient été ménagées pour un éventuel débitage à cet endroit qui est un des plus denses du crâne.

Expérimentation de fracturation de bois de cervidé

Plusieurs bois de cervidés découverts dans la carrière de Saint-Prest au milieu du XIXe siècle sont fracturés. La plupart selon un plan perpendiculaire à l’axe du merrain (tige centrale de la ramure du cerf) mais d’autres montrent une fracturation longitudinale du bois ayant même emporté une partie du haut du crâne, les bois étant encore en connexion avec ce dernier.
Le 24 avril 2021, une session d’expérimentation a été menée afin de vérifier le caractère intentionnel de ces stigmates. Elle regroupait à Pincevent (77) plusieurs chercheurs de l’équipe d’Ethnologie préhistorique du CNRS (UMR 7041 – Arscan; Olivier Bignon-Lau, Pierre Bodu, Nejma Goutas, Romain Malgarini) et un tracéologue indépendant (Mickael Baillet).
Un bois droit de massacre (encore attenant au crâne, pesant environ 4 kg au total) de cerf élaphe, a été utilisé pour cette expérimentation.
Pour sectionner le bois, une percussion tranchante directe à l’aide d’un chopper (galet dont un des bords est aménagé en tranchant par enlèvement de plusieurs éclats) a été appliquée sur le merrain juste au-dessous de l’andouiller (ramification des bois de cervidés) central. Elle s’est poursuivie avec un calage de la pièce sur une enclume de bois.
Une fois séparé en deux parties, le merrain toujours solidaire du crâne a été fendu en utilisant une pièce intermédiaire en os et un percuteur dit tendre (en buis). Un premier éclat allongé a été débité. Afin d’en extraire un second, en essayant de le faire se prolonger sur le crâne, un andouiller a été utilisé comme pièce intermédiaire.
Il a pourtant été impossible d’obtenir une fracturation longitudinale du bois prolongée par celle du crâne. Ainsi, les stigmates observés sur certains bois de cervidé de Saint-Prest pourraient plutôt s’expliquer par des processus taphonomiques (cassures sous la pression des sédiments par exemple).

Saint-Prest, un site parmi d’autres autour d’un million d’années

Les ossements mis au jour dans la carrière de Saint-Prest au milieu du XIXe siècle comptent parmi les premières découvertes paléontologiques permettant de caractériser une faune ancienne, attribuée à l’époque au Pliocène (entre 5 et 2,6 millions d'années avant notre ère), aujourd’hui autour d’un million d’années. Dans les débats qui ont suivi, portant sur la présence de l’Homme, le doute a été alimenté par l’absence de gisements de comparaison.

Plus d’un siècle plus tard, la situation a bien changé. De nombreux sites ont été découverts et permettent de remonter les origines de l’Homme à 7 millions d’années, indiquant une première expansion depuis l’Afrique dès 2 millions d’années et un peuplement de l’Europe dès 1,4 million d’années.

Le site de Saint-Prest n’est plus une exception ! Au contraire, il révèle les comportements de ces premiers européens connus par des traces discrètes de leur passage : des stries de découpe sur les ossements, des pierres taillées. La viande était prélevée directement sur les carcasses animales présentes près des cours d’eau comme dans le bassin d’Orce en Espagne ou dans des grottes, comme celle du Vallonnet (Alpes-Maritimes) dans le sud de la France, dont ils ont partagé l’occupation avec les grands carnivores : ours, hyènes, loups…

L’Homme de Saint-Prest : cet inconnu !

Autour des découvertes de Saint-Prest, l’Homme est au cœur des discussions et pourtant c’est le grand absent. Les observations de traces sur les ossements, présentées comme anthropiques en 1863 par Jules Desnoyers, tout comme la révélation en 1867 par l’abbé Bourgeois de pierres taillées retrouvées en association avec les fossiles, sont des preuves indirectes d’une présence humaine mais elles ont été fort débattues. Ainsi, pour savoir quel groupe humain aurait fréquenté Saint-Prest entre un million d’années et 800 000 ans, il faut regarder les découvertes effectuées ailleurs. Or elles ne sont pas nombreuses. Finalement, le site de Gran Dolina à Atapuerca dans le nord de l’Espagne est le seul qui ait livré des restes humains datés de 850 000 ans. Il s’agit d’au moins huit individus, la plupart jeunes, présentant des caractères dentaires primitifs, un volume endocrânien de 1000 cm3 environ et une gracilité générale de la face et de la mandibule. Attribués à l’espèce Homo antecessor, créée pour l’occasion, ces individus semblent avoir subi une pratique anthropophage (ils auraient été consommés par leurs contemporains).

En Afrique, comme en Asie, pour cette période, ce sont les Homo erectus qui sont connus par plusieurs fossiles : la calotte crânienne OH 9 du site d’Olduvai en Tanzanie et le crâne de Yunxian en Chine. Leur forme basse et allongée est typique de cette espèce, de même que la présence d’un bourrelet osseux au-dessus des cavités orbitaires.

Un peu plus tard en Europe, autour de 500 000 ans, des formes un peu plus évoluées que les Homo erectus sont présentes tels les fossiles de la Caune de l’Arago à Tautavel près de Perpignan. Appelés Homo heidelbergensis, ils sont peut-être les ancêtres des Néandertaliens qui vont se développer par la suite avant de disparaître avec l’arrivée des Homo sapiens vers 35 000 ans.

Moulage de la face partielle d'Homo Antecessor, Atapuerca-gran Dolina, Espagne (850 000 ans)

Moulage de la calotte crânienne d'Homo erectus, Olduvai, Tanzanie (1,5 millions d'années)

Moulage du crâne d'Homo erectus, Yunxian 2, Chine (900 000 ans)

Moulage du crâne partiel d'Homo heidelbergensis, Tautavel, France (450 000 ans)

Moulage du crâne et de la mandibule d'Homo neanderthalensis, Grand Abri de la Ferrassie, Savignac-de-Miremont, Dordogne France (36 000 ans)

Moulage du crâne et de la mandibule d'Homo sapiens, Abri Pataud, Les Eyzies de Tayac, Dordogne, France (22 000 ans)

Les hommes en Eure-et-Loir

Au XIXe siècle, les traces d’une présence humaine dite "antédiluvienne" sont attestées à Luisant et Bréchamps tandis qu’elles sont discutées pour le site de Saint-Prest. Il faut attendre le développement ces dernières décennies de l’archéologie préventive pour mettre en évidence une quarantaine d’indices préhistoriques plus récents sur le territoire. Ils consistent en des vestiges lithiques (=en pierre) attribués aux Hommes de Néandertal notamment des éclats, des bifaces, des pointes ou des silex taillés selon la méthode Levallois (technique de taille de silex basée sur la préparation de la pierre pour obtenir des éclats ou lames relativement standardisés). Ils sont conservés dans des sédiments apportés dans les vallées par l’Eure, sur les plateaux par l’action du vent et sur les versants par les colluvions (dépôts de versant mis en place par la gravité). Ainsi, la préservation et l’étude de ces espaces sont primordiales pour la connaissance de la Préhistoire dans le département. Elles permettent d’établir une carte archéologique et de comprendre notamment l’histoire des sites, des outils et des Hommes, à l’époque de Néandertal en Eure-et-Loir.